en images ....

- du Cardinal Godfried Danneels

 Qui es-tu ?

Contemplation d’une peinture

par le  + Cardinal Godfried Danneels

Excuse-moi, je viens sans être annoncé, ni prié…
je n’ai pas téléphoné pour prévenir de ma venue.
Me voici simplement.
Puis-je entrer?
Tu vois, je viens de la nuit et des ténèbres,
hôte nocturne.
J’ai simplement endossé un vêtement blanc.
Non, je ne veux pas te faire peur,
oui, je viens sans être invité jusqu’au seuil de ta maison.
Veux-tu bien me laisser entrer ?

Qui suis-je donc
On le comprendra. Tantôt. Encore un peu de patience.
Je suis un étranger en habit blanc.
Mais est-ce vraiment un habit ? Ce peut-être la tenue
d’un prisonnier
ou bien suis-je un médecin venu d’un hôpital
ou un infirmier de nuit près de ton lit, qui vient du couloir sombre
à la faible clarté de la veilleuse au dessus de ton lit ?
*
Qui suis-je ?
On le comprendra. Tantôt.
En tout cas, un hôte inhabituel, tu l’as remarqué.
Et pourtant, regarde bien ;
Je te regarde droit dans les yeux.
Je ne te défie pas, je ne suis pas provocateur.
Je n’ai d’ailleurs rien à te reprocher et rien à te dire.
Je veux seulement que tu saches que je suis là, disponible,
ici au seuil de ta maison, venant de la nuit,
discrètement, car je reste sur le seuil ;
je n’entre même pas chez toi,
je ne force pas ta porte avec le pied.
Je ne te demande qu’une chose, regarde-moi bien :
 suis-je quelqu’un qui fait peur ?
Regarde bien : tu ne dois vraiment pas avoir peur.
Ne me connais-tu pas ?
On dit : ‘On n’aime pas ce qu’on ne connaît pas’.
 ce n’est pas vrai, pas pour moi.
Ne crains rien, c’est moi.
Peut-être as-tu entendu dire cela de quelqu’un
qui soudain sans être annoncé, se tenait sur le seuil
de la salle du haut et entrait de façon inattendue.
Mais, ici, ce n’est pas le cas.
Non, il ne faut pas avoir peur
Et ce n’est d’ailleurs pas mon genre.
 Je ne suis pas un fantôme, ni une chimère.
Seulement ne me touche pas. Contente-toi de regarder, seulement regarder.
Admets-le, je suis très bon, très tendre à regarder ;
 on me dit souvent : tu es trop bon pour ce monde,
tu ne tiendra pas longtemps parmi les hommes.
Mais on dit aussi : personne n’a peur de toi.
Cela me flatte.
Pourtant l’humanité m’en a fait voir de toutes sortes.
Eux, ils m’ont fait peur,
m’ont fait entrer en agonie, ont répandu mon sang.
Oui, je sais ce que veut dire la violence.
Mais maintenant c’est passé.
Toute cette violence qui m’a été faite
m’a rendu si doux, si humble.
Je suis devenu un agneau, et les agneaux sont doux.
Ils ne protestent pas quand on leur fait mal,
ils ne disent rien quand on les tue.
On peut les conduire où on veut,
 ils suivent toujours. Même leurs bourreaux.

*

Tu peux me renvoyer, je le comprendrais.
Venir ainsi de nuit à la porte sans être prié,
C’est ce que font des intrus, des voleurs
ou un voisin importun.
Peut-être étais-tu déjà au lit
 ainsi que ta femme et tes enfants et as-tu eu raison de refuser d’ouvrir.
Mais tu as quand même fini par ouvrir et je suis là,
je devrais avoir honte de te déranger à cette heure impossible.
Mais je me suis dit : je passe par là, même s’il est tard.
C’est que tu sais : je ne peux pas me passer des gens.
Et j’espère qu’il en est de même pour eux à mon égard.
 J’en suis presque sûr.
 On me dit parfois: quand on te voit, on a envie de te parler.
Tu inspires une telle confiance.
On ne sait pas très bien pourquoi.

Et c’est vrai ; j’en ai tant vu, tant entendu et subi,
 qu’un jour, je me suis dit : en avant,
je donne sa chance à la tendresse.
J’ai vu tant de haine et de rejet,
des gens dont le ‘oui’ était un non et le non, un oui,
des traîtres
des gens pleins de dureté
pour qui le fer n’était pas encore assez dur pour en frapper quelqu’un,
des familiers de l’épée, de la hache, de n’importe quelle arme.
J’ai dit : je passe entre les ruines et les balles qui sifflent,
je fonde le Royaume de la tendresse,
c’est comme cela qu’on peut me considérer si on regarde bien.
Je n’ai vraiment pas l’air d’un combattant ni d’un stratège,
je ne porte pas l’uniforme de tel ou tel rebelle ou révolutionnaire :
Regarde : j’ai un visage si doux,
des traits si humbles :Ma Mère était comme cela aussi.
Regarde mes mains, elles n’agrippent pas, je ne lève pas la main,
je ne menace personne.
Au contraire, je serre un bras devant mon cœur,
comme si je voulais le protéger d’un coup de poignard ou d’épée
ou contre des paroles dures.
Dis-moi : ai-je l’air d’un conquérant,
d’un racoleur imposant entouré de partisans,
d’un homme d’affaire qui vient débiter ses produits ?
Tu vois, je ne suis pas ainsi.
Je ne parle pas, je tiens mes lèvres serrées.
Toute ma force est dans mon regard : je suis uniquement bon à regarder.
Je ne dis rien mais si tu me regardes bien longuement,
tu remarqueras
que l’envie te vient de converser avec moi.

C’est ce que disent les gens qui me connaissent un peu mieux.
Ils disent : avec toi, j’aimerais discuter de beaucoup de choses.
Je ne sais pas la raison d’un tel désir
car je ne suis pas un homme loquace,
-du moins à haute voix-
alors que tout bas, dans mon cœur, je parle beaucoup, sans relâche.
Il y a en effet, quelqu’un qui m’écoute toujours.
Nous parlons de tout. Que puis-je te dire maintenant,
tu ne comprendrais d’ailleurs pas. Plus tard, cela deviendra clair.

*

Je suis aussi incapable de manipulation.
Je suis beaucoup trop malhabile pour mettre la main sur quelqu’un ou quelque chose.
Je n’ai de prise sur rien ni personne.
Je n’ai de mainmise sur rien :
je ne peux pas serrer les poings, mes mains sont toujours ouvertes.
Il en est ainsi depuis qu’on les a transpercées. Je n’arrive plus à les fermer.
Le tendon permettant de saisir est atteint, inguérissable.
Et je ne veux pas que cela guérisse, elles doivent rester ouvertes.
Pas de médecin qui le comprenne.
Non, je respecte tout le monde, et  toi aussi,
ton rythme et les battements de ton cœur. Et je ne veux t’imposer aucune obligation,
même pas celle de parler avec moi.
Si tu préfères te taire et me fermer ta porte, c’est bon !
Mais je crois que vient le moment où tu ne pourras plus résister
et où tu ouvriras la bouche
et que viendront sur tes lèvres les mots du dialogue avec moi.

*

Peut-être l’as-tu déjà remarqué entre-temps ?
Je suis accroché à un nuage ou est-ce le placenta ?
Suis-je un enfant dont le cordon n’est pas coupé, né mais pas détaché,
encore un peu couché sur le ventre de sa mère ?
Mais je ne suis pas un enfant, tu le vois, je suis adulte !
Les traits de mon visage sont mûrs et déjà marqués par le temps.
Ou bien est-ce au contraire :
Que je ne suis pas accroché au nuage, c’est lui qui est accroché à Moi…
Ce nuage blanc très lumineux qui rayonne de moi,
découle surabondamment de ma poitrine, de mon cœur.
C’est le torrent de vie qui vient du plus profond de moi
vers le monde
 et qui ne peut plus être endigué.
Surabondance comme si mon cœur était un étang sans fond,
une source intarissable.
Et quelle lumière intense que ce nuage ! Tu le vois ?
Un nuage.
Et l’un de vous qui déclare :
‘ il est bon d’être ici à l’ombre du nuage.
Peut-être faudrait-il y construire quelque chose’ !
Mais je dois vous expliquer cette ouverture dans ma poitrine,
cette ouverture intarissable, qui n’existait pas et que les hommes ont faite,
cela a fait mal : c’est une blessure.
Une blessure et une merveille, car c’est une blessure qui guérit.

Et si tu me regardes longtemps avec patience, tu vas ressentir
le désir de venir près de moi, sur mon nuage,
et de reposer en sécurité auprès de moi.
 Car, à y bien regarder, ce nuage a l’air d’un hamac,
pour un voyageur épuisé dans le désert
et pour toi,
un lieu d’ancrage, une oasis.

*

Et puis-je tout te dire ?
Je l’espère bien.
Quand je suis entré, je le savais déjà :
tu ne peux que m’aimer,
tu es de mon espèce, côte de ma côte,
de ma famille, à mon image et à ma ressemblance.
Nous appartenons tous deux à cette espèce dont toute la recherche est guidée par l’amour,
 la paix, la joie, la douceur, la bienveillance,
la patience, l’amabilité et la tranquille maîtrise de soi.
Associés en esprit.
Tu respires comme moi, ‘le souffle sacré de la vie’.

Toi, viens près de moi,
tu peux venir sur mon nuage,
Tu y apprendras comment faire :
ne pas tant parler, ne pas toujours prendre mais donner.
Mais ta main devant ton cœur pour le protéger
 car les pointes des flèches font mal :
elles sont empoisonnées, plongées dans le poison de la puissance,
de l’argent, du plaisir et de la violence.
Mais si tu restes longtemps ici près de moi,
tu te feras blesser comme moi,
ton côté sera ouvert.
Car de toi aussi veut s’échapper ce nuage de lumière,
étincelant comme un astre et même plus que des milliers de galaxies.
Ma Lumière devient tienne.
Nous sommes enflammés à la même mèche
par Celui que nul n’a jamais vu.
le même vent attise nos flammes.
Et si les humains viennent à toi,
comme toi, tu es venu à moi,
tu ne devras pas leur dire grand-chose.
Dis-leur seulement : ‘Venez et voyez’.
Regardez !
Regarder est bien plus qu’écouter.
L’écoute se situe dans le provisoire : les paroles s’envolent,
tandis que la contemplation nous sera possible éternellement.

*

Je dois encore te dire une chose.
Peut-être tout ceci t’a-t-il un peu attristé. Mais bon le chagrin ne dure pas.
Les femmes ont aussi les douleurs de l’enfantement,
mais la joie arrive, elle n’est plus très loin
et personne ne peut lui résister.
La douleur est un avant-goût de la joie. La mienne aussi.
Crois-moi, j’ai passé par là,
la douleur ne dure que trois jours.
Je vais donc te dire simplement : je ne peux pas rester avec toi. Hélas !
Mais il vaut mieux que je m’en aille.
Toutefois je dois d’abord t’amener ici,
en haut sur mon nuage. Sinon, je ne peux pas partir.
Je devais en effet, trouver quelqu’un qui prendrait ma place ici sur mon nuage.
Me remplacer entièrement ? Impossible ! En effet, qui pourrait me remplacer complètement ? ‘Je suis qui je suis’!
 Mais si tu viens à côté de moi, sur mon nuage, je peux partir.
Tu m’as bien regardé maintenant ; tu peux toi aussi devenir comme moi.
Car celui qui contemple assez longuement, devient celui qu’il contemple.
Il le savait bien ce petit qui pendant toutes ces années contemplait la montagne
 dans laquelle tous les hommes voyaient le profil de leur sauveur :
une montagne sainte.
‘Pourquoi restes-tu là si longtemps à regarder’, demandaient-ils.
Et lui de répondre : ‘Plus, je contemple, plus je sens que je suis ce sauveur’.
Vous passerez vous aussi.
Quand je serai parti, vous ferez comme moi : sortir des ténèbres de la nuit
sans prévenir jusqu’au seuil des maisons,
Laisser rayonner la lumière de votre côté, torrent d’eau vive sorti de votre cœur blessé.
Car tu subiras des blessures
Jusqu’au jour où quelqu’un viendra comme toi demander
à prendre place près de toi sur le nuage.
Tu pourras alors partir comme moi :
un autre est venu prendre ta place
pour participer à l’édification du Règne de la tendresse.
Et il en sera toujours ainsi : grimper sur le nuage, en descendre, contempler, grimper, rejoindre toujours de nouvelles personnes.

Mais cher étranger venu de nuit au seuil de ma maison,
qui peux-tu bien être ?

Ne m’as-tu donc pas encore reconnu ?
Ne le sais-tu pas encore, après m’avoir contemplé si longuement ?

Oui, je le sais, tu es Jésus.
Oui, c’est moi,
mais à bien y regarder,
c’est également toi…

+ Cardinal Godfried Danneels
Archevêque de Malines-Bruxelles